A. S : On a le sentiment que votre livre a été écrit pour combattre le totalitarisme actuel des neurosciences… Vous dénoncez leur approche scientiste. Que sont ces neurosciences ? Menacent-elles notre compréhension de l’homme ?
• Edouard Zarifian : Il ne faut pas être manichéen. La science et les technologies qui en sont issues sont tout à fait utiles. Vers la fin des années 70, on a créé le terme de « neurosciences » qui englobe toutes les techniques pour mieux connaître le cerveau. Mais des métaphores sont apparues comme celles qui consistent à déclarer que l’on « voit le cerveau penser » grâce à l’imagerie cérébrale (IRM ou scanner). Il ne faut pas être dupe des reconstructions en images artificielles de l’activité cérébrale. à partir de là, on prétend tout expliquer et tout comprendre. J’ai fait des recherches dans ce domaine. Au bout de quinze ans, je me suis rendu compte que ça n’avait rien apporté à la psychiatrie. Cela a contribué à une meilleure connaissance au niveau neurologique mais pas à la compréhension du psychisme. Le psychisme humain n’est pas uniquement le fruit du génome et des neurones et il se constitue essentiellement par l’échange de parole. Il est propre à chacun et son contenu est unique. N’est science que ce qui est universel.
A. S: Vous faites de la parole l’instrument de développement du psychisme… Et presque l’unique moyen aussi de le guérir. Pourquoi ?
• Edouard Zarifian : Je n’ai jamais utilisé le mot guérir dans le sens médical. Que signifie guérir pour le psychisme ? Quoi qu’il arrive, on n’est jamais comme avant. Il y a des mots qui entretiennent des quiproquos. Par exemple, la douleur n’est pas la souffrance, le désir sexuel n’est pas l’amour, le plaisir n’est pas le bonheur. On ne peut pas confondre ces mots. Les uns sont du domaine du cerveau, les autres de celui du psychisme. Chacun doit apprendre à penser par lui-même et à faire des différences.
A. S: Comment combattre la souffrance psychique ?
• Edouard Zarifian : Seul l’échange de parole permet de soulager la souffrance psychique. Tout le monde ne sait pas écouter. Entendre est très difficile. Il faut toujours se demander ce qui est exprimé derrière les mots et qui contient du sens. Rappelons que le seul moyen d’accéder au psychisme d’autrui c’est la parole. La parole, d’ailleurs, ne se limite pas au seul langage mais englobe les gestes et les mimiques qui véhiculent de l’intention, du sens et de l’affectif. Pour soulager sa … …souffrance psychique, il faut réapprendre à parler avec autrui, à condition que l’échange soit possible.
A. S : Vous parlez du bien comme du mal que peut faire la parole ?
• Edouard Zarifian : Parler n’est pas anodin. La parole blesse. Elle peut même tuer. Il est des paroles qui semblent définitives et qui vous touchent dans les représentations les plus intimes que vous avez de vous-même et de vos valeurs. Parler suppose d’avoir un interlocuteur, et il ne faut pas se tromper sur celui à qui l’on s’adresse. Si ce que l’on veut exprimer appartient à la sphère intime, il y a très peu de gens avec qui on peut partager et le domaine privé ne doit pas être livré à la sphère publique.
A. S : L’échange est la clé de voûte de notre équilibre psychique. Comment le construire ?
• Edouard Zarifian : La parole est la clé de voûte qui permet l’humanisation. Elle est plus que le seul langage. En effet, la parole contient du sens, de l’affectif, du subjectif et du symbolique. Tout sujet est déterminé par une relation au réel et par une manière de construire son identité grâce au symbolique et à une production fantasmatique, fruit de l’imaginaire. Bien qu’ils ne parlent pas encore, les nourrissons échangent beaucoup et saisissent très bien tout ce qui relève du subjectif et de l’affectif dans la parole des adultes. L’échange se poursuivra toute notre vie si l’on trouve sur notre chemin d’autres êtres humains capables de recevoir et de donner.
A. S: Que pensez-vous du discours médical actuel face à la souffrance psychique ?
• Edouard Zarifian : Je distingue la douleur et la souffrance. Quand on est en bonne santé, on ne doit pas ressentir de douleur physique corporelle. Mais Malraux a déclaré : « Vivre c’est souffrir ». La vie est faite de désirs, de gratifications, mais aussi de frustrations ou de déceptions. De nos jours, on estime que si l’on souffre, ce n’est pas normal. On en fait une maladie mentale. Lorsqu’il y a souffrance psychique, la personne doit pouvoir être aidée par son entourage mais pas spécialement par un médecin. Hélas, la société exige que l’on cache son mal-être. On demande aux gens de se taire ou de consulter un médecin. En médecine, on veut pouvoir tout maîtriser, trop souvent, quand le soin technique est là, on oublie la parole. La personne humaine n’est pas seulement un corps fait d’une accumulation d’organes. Dans notre société, on n’apprend pas à écouter l’autre. Les neurosciences prétendent trop souvent supplanter la psychologie et substituer la pilule à la parole. On sait aujourd’hui que le recours aux seuls traitements médicamenteux constitue la meilleure garantie de voir indéfiniment ressurgir la souffrance psychique.
A. S : Vous critiquez la place que notre société donne à l’argent…
• Edouard Zarifian : La société marchande dans laquelle on vit nous persuade que tout peut s’obtenir facilement à la seule et unique condition de l’acheter ! Il faut prendre conscience que l’argent n’achète que des objets ou des illusions. Les liens affectifs et l’échange commencent au sein de la famille. Il faut aller vers l’autre, mais l’authenticité est primordiale pour que le lien se crée. Se livrer implique la confiance en l’autre et la réciprocité.
A. S : Pensez-vous qu’il soit nécessaire d’avoir connu la souffrance pour faire preuve d’empathie?
• Edouard Zarifian : Si nous n’en avons pas une expérience personnelle, nous n’en avons qu’une représentation théorique. C’est pour cette raison que le fait d’avoir souffert aide à écouter la souffrance de l’autre et permet de la reconnaître et de la soulager.
A. S : Il semble que vous preniez des valeurs judéo-chrétiennes telles que le don pour les laïciser…
• Edouard Zarifian : Le besoin de croire est consubstantiel à l’être humain. Contrairement à ce que l’on imagine, le don et le partage ne sont pas des valeurs morales mais des nécessités pour vivre en société de manière harmonieuse. Si j’ai une foi, c’est la foi en l’être humain. Dans toute l’histoire de l’humanité, il y a toujours eu un homme qui, par son action, à permis de racheter les autres. Demain, il y en aura un ou plusieurs qui induiront le changement. Aujourd’hui, on peut modifier notre génome sans avoir aucune idée de ce que cela va produire. Sur notre magnifique planète Terre, on détruit de manière souvent irréversible l’environnement. Mais on peut penser qu’il y aura des prises de conscience. On a toujours tendance à envisager le temps à notre échelle humaine. Si on veut tout immédiatement, on sera déçu. Mais l’espoir, c’est l’avenir…
Source : limpatient.wordpress.com