Lâcher-prise et TCA. Dr Dominique Bligny dans le Hors-Série Revue Hypnose et Thérapies Brèves 17

La page manquante des recommandations de la Haute Autorité de santé.
Etape difficile et intense pour les patient.e.s, le lâcher-prise de la restriction, dans le cas d’un trouble du comportement alimentaire, demande une prise en charge de qualité pour soulager angoisses et souffrances. Explications et cas clinique. Où il est question de transfert d’addiction et circuits de récompense...



Les troubles du comportement alimentaire (TCA), maladies des messagers des circuits cérébraux à forte expression somatique, ont été reconnus apparentés aux conduites addictives dès 1956 (Food Addiction) (1). Les TCA, que ce soit l’anorexie mentale – dépendance à la restriction alimentaire et à l hypercontrôle (2) (3) (4) –, la boulimie – dépendance à l’ingestion rapide alimentaire et aux vomissements provoqués (5) (6) –, les compulsions alimentaires – dépendance à des impulsions de consommation alimentaire souvent sucrées, frénétiques et répétées (7) (8) – font des ravages intérieurs et extérieurs autant chez l’adulte que chez les jeunes adolescents atteints, dont les troubles sont ni classés dépressifs, ni psychotiques, ni névrosés, mais qui sont à la fois tristes, angoissés, isolés (9) (10) ; tellement inclassables que leurs troubles sont classés à part (8) (11) (12).

Quelle que soit la terminologie utilisée, et si des différences avec les classiques addictions avec substances sont aussi mises en évidence (13), nous retiendrons que sur bien des aspects de nombreux symptômes cliniques et neurobiologiques sont communs, avec aussi une plus grande fréquence de multiaddictions (14) (15), et que la prise en charge des TCA doit prendre en considération l’expérience clinique et scientifique des addictologues. Un terme est bien connu en addictologie : le lâcher-prise. Or, alors que l’on reconnaît une part addictive dans l’anorexie mentale, la littérature et les recommandations Haute Autorité de santé de prise en charge 2010 (16) restent silencieuses quant à cette période de « lâcher- prise de l’hypercontrôle » signalé cliniquement par la tant attendue reprise pondérale. Par voie de fait, cette véritable période de sevrage du self- control que va vivre l’anorexique est potentiellement mal traitée.

TCA avec dépendance à la restriction et à l’hypercontrôle

Les pathologies de l’addiction sont un fléau de notre siècle (17), notamment avec l’émergence des dépendances sans substance (jeux, sexe Tinder, écrans, TCA...), ou avec nouvelle substance (sucre, sirop de glucose, gaz, pilule des soirées).Travailler à améliorer et apporter de nouveaux outils de compréhension et de soins est une nécessité d’actualité (6). Contrairement à la consommation de substance, y compris le sucre, dans le TCA restrictif avec dépendance à la restriction et à l’hypercontrôle, et dans le TCA boulimique avec dépendance à la compulsion et aux vomissements, il y a peu voire pas la première phase du renforcement positif décrit dans les différentes phases de la conduite addictive (18). La phase 1 est une phase positive où la substance ou le comportement addictif fait du bien au sujet concerné car active ses circuits de la récompense et peut apporter une place sociale dans un groupe qui partage la même addiction (18).

... je contrôle ce que je mange et/ou
je me fais vomir tout ce que j’ai mangé car ça m’empêche de souffrir


A contrario, on observe que la personne atteinte de TCA est très rapidement isolée (4). Ainsi, par le trouble du comportement alimentaire on entre très rapidement, voire directement, en phase 2 dite de renfor- cement négatif : je contrôle ce que je mange et/ou je me fais vomir tout ce que j’ai mangé car ça m’empêche de souffrir. Mais dès que je remange un peu ou que j’arrête de vomir : alors je souffre et je recommence à maîtriser ma restriction ou à me faire vomir de plus en plus pour souffrir de moins en moins jusqu’à l’anesthésie totale psychique et physique (4) (18). C’est la condition de ma survie sans souffrance. La restriction est un acte non pas pour se faire du bien, comme recherchent ceux qui pratiquent le jeûne intermittent, mais un acte répété pour calmer le profond inconfort psychique et ne pas ressentir le mal (19) (20) (21).

Lâcher-prise et émotions négatives

Tout sevrage ou lâcher-prise conduit inéluctablement à renverser totalement la situation hypoesthésiante que procure l’addiction. C’est sortir les émotions négatives de l’hibernation, comme le stress, les angoisses. Lâcher la restriction c’est d’abord se sentir mal en sentant se réveiller toutes ses émotions négatives. L’anorexique qui ne maîtrise plus sa restriction alimentaire ou la boulimique qui ne vomit plus cherche d’autres solutions pour atténuer cette souffrance, surtout si les conditions psychiques, sociales et familiales de cette souffrance sont toujours présentes. L’un des moyens les plus rapides et puissants sur toute la chimie des circuits cérébraux impliqués est de passer par des phases de transfert d’addiction pour atténuer ses douleurs physiques et psychiques (22). Beaucoup ne voient que le côté positif quand l’adolescent remange ou arrête de vomir. Mais ce changement n’est pas anodin ni d’emblée libérateur : une nouvelle souffrance interne et familiale s’installe. Les colères, les angoisses, les compulsions alimentaires, les repas sautés, la reprise de poids trop vite, « elle va rechuter, c’est sûr », « elle est en train de devenir boulimique, c’est pire », « on ne la contrôle plus, on ne sait plus quoi faire »... Cette phase de lâcher-prise peut même libérer une souffrance collatérale : « Depuis que notre fille remange, ma femme est en dépression, notre couple vacille, son frère ne va pas bien à son tour... »

Accompagner la phase de lâcher-prise de l’anorexique

Ce qu’il faut comprendre, et ce que l’on sait maintenant, c’est que la phase d’hypercontrôle alimentaire restrictif qui suit un sevrage boulimique, et la compulsion sucrée et hyperphagique qui caractérise le lâcher-prise de l’anorexique, permettent d’activer les circuits de la récompense et d’inaugurer le renforcement positif qui va atténuer à son tour la souffrance que réveille le lâcher-prise. Le soignant doit accompagner positivement cette phase tout en veillant à repérer qu’elle ne s’autonomise pas sournoisement en addiction chronique lorsque les conditions familiales et environnementales ne sont pas favorables (19) (20) (21). Il est rare que le lâcher-prise compulsif de l’anorexique dure plus de six mois. Le plus souvent, lorsque le travail psychologique est actif et efficient, que les fragilités ou dysfonctionnements familiaux ont été repérés, accompagnés, traités avec adhésion familiale au processus thérapeutique, alors les plaisirs de la vie sociale, les réussites personnelles remplacent les souffrances au point de ne plus alterner restriction/compulsion et accepter de manger par nécessité biologique sans exclusion. Il en va de même de la boulimique qui ne ressent plus le besoin de vomir pour ne pas souffrir. Toutes études confondues, ce sont plus de 75 % des patients atteints d’anorexie mentale et/ou de boulimie qui acquièrent une rémission de leur trouble (4) (15) (17) (22).

Faut-il comprendre que tout ce festival émotionnel, comportemental, physique, qui accompagne le lâcher-prise du TCA puisse s’apparenter aux syndromes de sevrage bien connus des autres addictions comme ceux de l’alcoolisme et des drogues dures ? C’est une probabilité si on regarde les études concernant les addictions de substances. Ce serait donc un mauvais passage à négocier mais inévitable pour conduire à la rémission voire à la guérison. Cela suppose de reprogrammer tous les circuits humoraux et neuronaux de son cerveau, et dans l’addiction alimentaire, toute la communication Gut/Brain (18) (23).

Recherches et modifications neurobiologiques en cas de sevrage

Depuis peu, de plus en plus de recherches viennent éclairer les anomalies biologiques qui conduisent à la dépendance et la chronicisation des troubles addictifs (18). Ces recherches apportent aussi des réponses quant aux modifications neurobiologiques impliquées dans le sevrage, cette période qui marque le début de la libération. Des études ont mis en évidence que les substances et les comportements qui déclenchent une libération excessive des neurotransmetteurs des systèmes de la récompense activent aussi les systèmes de stress par les zones amygdaliennes (dynorphine, corticotropine, hypocrétine, substance P, noradrénaline) : provoquant moins de plaisir et plus de mal-être, d’angoisses/anxiété à poursuivre ce comportement ; processus hédonique antagonique qui oblige à poursuivre la consommation ou le comportement pour ne pas souffrir. Il y a dérèglement du circuit du glutamate GABA et de la dopamine (18) (23).


Lorsqu’il est question d’addiction, le cortex préfrontal peut être divisé en deux systèmes opposés : le système responsable de la décision d’arrêter et celui responsable de la décision de continuer. C’est l’incapacité du système de fonctions exécutives défaillant à arrêter les rechutes.

Afin de bien accompagner le lâcher-prise d’un jeune atteint de TCA, il faut prendre en compte la spécificité neurologique de l’adolescent qui perpétue le cycle de l’addiction. La phase de préoccupation et d’anticipation de la conduite addictive (pensées focalisées sur l’assiette et le poids) est majorée par les stimuli de vue/odorat de nourriture, des stimuli environnementaux (intra et extra-familiaux) et le stress/angoisse. Cette phase d’impériosité à le faire est liée à la fois à un déficit de fonctionnement du système de récompense et à un déficit de fonctionnement du système préfrontal qui n’est plus en mesure d’arrêter de le faire. La thérapie doit faire sortir de ce cercle vicieux. L’éviction des stimuli permet de comprendre l’intérêt des hospitalisations de longues durées avec atténuation voire coupures. Les souffrances qu’engendre la persistance du comportement addictif ne seront soulagées qu’en inversant les transformations neurobiologiques qui se situent dans un cortex préfrontal

totalement dysfonctionnant, en rétablissant les sécrétions des neurohor- mones des ganglions de la base (système de récompense) et en atténuant la suractivation de la zone amygdalienne (système de stress) qui réagit au quart de tour aux stimuli de détresse émotionnelle : « hyperkatifeia ». Du grec katifeia : tristesse, détresse (24) (25).

Système de la récompense et système de stress chez l’adolescent

Au cours de la prise en charge valorisant le lâcher-prise, on insistera à encourager :

- la pratique d’activités agréables pour réapprendre à libérer de la dopamine ;

- accepter l’impulsivité et apprendre petit à petit à se libérer de la compulsivité qui crée des émotions négatives associées au sevrage par le biais du renforcement négatif (26).

Afin de bien accompagner le lâcher-prise d’un jeune atteint de TCA, il faut également prendre en compte la spécificité neurologique de l’adolescent (27). En effet, l’imagerie cérébrale fonctionnelle a montré que le cerveau en développement de l’adolescent est à la fois immature à certains niveaux, et à la fois déjà bien développé à d’autres, ce qui provoque un déséquilibre de régulation (28) (29). Ainsi le système de la récompense (ganglions de la base) et le système de stress (amygdale étendue) sont-ils à maturité plus tôt et très réactifs, alors que l’aire préfrontale régulatrice n’est pas encore à maturité suffisante pour contre-réguler ces deux systèmes. Il a également été retrouvé de façon concomitante à cette précocité des deux systèmes de stress et de la récompense, une immaturité de sécrétions de dopamine et sérotonine, permettant de mieux comprendre l’hyperémotivité, l’hypersensibilité aux stimuli et la fragilité aux comportements impulsifs, ainsi qu’une plus grande porte ouverte à la souffrance psychique qui, pour être apaisée autrement que par la dopamine et la sérotonine, nécessite des comportements plus forts pour augmenter la sécrétion de ces deux neurotransmetteurs encore immatures. Le cerveau de la sagesse, du jugement, de l’analyse d’un comportement n’étant pas encore très efficace, l’adolescent est plus à risque de poursuivre et intensifier ses comportements à risque qui favorisent des shoots de dopamine, hormone du plaisir, et de sérotonine, véritable anxiolytique (29).


Comment le soignant peut-il soulager cette phase du lâcher-prise ?

Tout d’abord, il est important de bien évaluer les facteurs pronostiques :

1. Constitution génétique psychique : relever les antécédents de troubles psychiques personnels et familiaux. On sait qu’un parent sévèrement dépressif, des antécédents familiaux de bipolarité ou de maladie psychotique sont des éléments négatifs qui peuvent s’ajouter et doivent être pris en compte pour ne pas passer à côté d’une maladie dépressive ou borderline associée au TCA.

2. Evaluer la capacité naturelle à retarder la gratification.

3. Evaluer la place de la famille proche : des parents soutenants, même divorcés, stables et réceptifs aux soins de leur enfant, sera un élément de bon pronostic. En ce sens, il faudra bien accompagner les parents, l’entourage au moment de ce festival émotionnel et de changements intra- familiaux que va provoquer le lâcher-prise.

Puis, il est nécessaire d’aider à contrôler, atténuer, les différentes douleurs, la souffrance psychique et physique.

1. Soulager les troubles gastro-intestinaux : antispasmodiques, Meteospasmyl, paracétamol. Certains accordent de la place aux probio- tiques pour aider la flore intestinale à se refaire.

... le sevrage d’un TCA c’est une épreuve difficile comme celle de l’ascension de l’Everest

2. Soulager les œdèmes. Un syndrome de renutrition plus ou moins important peut survenir lors des compulsions alimentaires importantes qui suivent une longue période restrictive sévère. La prescription de diurétique type Aldactone est souvent utile et très bien tolérée. Son utilisation chez le patient boulimique en sevrage des vomissements se fera sous surveillance pour qu’il n’y ait pas, à notre insu, utilisation addictive de la substance diurétique. Cette dépendance est rarement retrouvée en cas d’anorexie restrictive pure en lâcher-prise.

3. Soulager la douleur émotionnelle, les angoisses, la tristesse, les insomnies. La prescription d’anxiolytiques peut accompagner ce réveil. 4. Bien reconnaître et distinguer les signes liés au réveil de la « crise d’adolescence ». Autrement dit, apprendre aux parents à se positionner en tant que parents d’adolescents et pas uniquement en tant que parents d’enfants malades.

Pour lire la suite de cet article de la revue...


Dr DOMINIQUE BLIGNY

Médecin interniste-nutritionniste, responsable de l’unité transversale de Nutrition au centre hospitalier privé de Saint-Gégoire - Rennes, exerce en libéral depuis 2005. Enseignante DU des conduites addictives à l’université de Rennes 1 et enseignante DIU de nutrition au CNED.



NDLR: EMDR, EMDR - IMO, IMO Intégration Mouvements Oculaires, HTSMA, MAP, TLMR Thérapie du Lien et des Mondes Relationnels sont des thérapies "cousines" que vous retrouverez souvent regroupées et décrites comme sur le site EMDR.FR

Commander le Hors-Série de Revue Hypnose & Thérapies Brèves sur les TCA

Hors série n°17 “Les troubles des conduites alimentaires“
Comprendre et mieux soigner


Organisé par Bruno Dubos, psychiatre, spécialiste du traitement des troubles des conduites alimentaires, avec la complicité de Julien Betbèze, rédacteur en chef de la revue Hypnose & thérapies brèves, ce hors-série de 212 pages réunit les interventions de onze thérapeutes qui décrivent leur manière de travailler. Chaque article s’appuie sur une expérience clinique et vise à transmettre des pistes pour aider les patients à se libérer des histoires dominantes dans lesquelles ils sont enfermés.

Sophie Cohen nous donne un bon exemple de stratégie pour aborder une crise de boulimie. Elle décrit une séance de « transe debout » dans laquelle elle va réintégrer les modifications de perception ayant émergé dans le dialogue thérapeutique.

Eric Bardot nous présente la situation d’une jeune femme consultant pour une surcharge pondérale. La description de l’entretien, très détaillée, nous fait comprendre l’apport novateur de la TLMR (Thérapie du Lien et des Mondes Relationnels) à l’utilisation de l’hypnose en thérapie.

Gérard Ostermann pose avec acuité le lien entre anorexie et addiction, et souligne l’intérêt de la thérapie narrative pour rencontrer l’autre.

Elisa Valteroni, collaboratrice de Giorgio Nardone, nous explique clairement comment utiliser un diagnostic opératoire avant de débloquer les processus perception-réaction dysfonctionnels. Elle insiste sur l’importance de la phase de consolidation et aborde la question du suivi.

Dominique Bligny met l’accent sur le sevrage du self-control et souligne les lacunes des recommandations de l’HAS pour cette prise en charge très spécifique. Elle nous donne des conseils pratiques très utiles en thérapie.

Cyprien Boulch nous rappelle l’intérêt, dans l’anorexie mentale, d’associer la prise en charge nutritionniste et psychiatrique avec la kinésithérapie.

Stéphanie Delacour aborde le thème de la sexualité avec deux patientes présentant une obésité. Elle souligne l’importance du mouvement dans la relation et du retour des émotions, avant de se focaliser sur la perte de poids.

Dominique Cassuto relie l’alimentation intuitive et l’hypnose dans la prise en charge de la surcharge pondérale.

Anne-Cécile Odeau nous donne un exemple de prise en charge familiale en thérapie systémique et l’intérêt d’une intervention précoce avant la chronicisation des symptômes.

Julien Betbèze présente l’évolution de l’anorexie hystérique vers l’anorexie addictive, à partir du processus d’autonomie relationnelle, en lien avec la représentation de la féminité de Freud à nos jours.
Il développe le type de questions à poser en début de thérapie pour faire émerger l’autonomie, dans une relation perçue comme maltraitante.

Bruno Dubos souligne pour les thérapeutes, l’importance de travailler les ressentis sensoriels dans un lieu sécure. Il dévoile l’importance des intentions relationnelles dans le processus d’autonomisation et décrit la mise en place d’un espace de sécurité partagée pour remettre le corps en mouvement.

Crédit Photo Jean-Baptiste Valiente Moro



Rédigé le 22/03/2023 à 14:30 modifié le 11/10/2024

Médecin Addictologue. Responsable de la plateforme ACCH.Formé par Jean-Marc Benhaiem et François… En savoir plus sur cet auteur

Lu 550 fois



Dans la même rubrique :