"OBJETS-MALADIE"
En revanche, pour de nombreuses entités pathologiques vécues par les patients et observées par les cliniciens de façon similaire, la science peut nommer et définir des "objets-maladie" avec une précision suffisante. L'angine streptococcique, la fracture du tibia, la polyarthrite rhumatoïde, la migraine, le diabète insulino-dépendant de type 1, la schizophrénie font partie de ces entités cliniques assez compatibles avec la rigueur de la terminologie scientifique.
Quant au mot "guérison", il ne peut avoir de définition précise que s'il fait référence à un objet-maladie de type aigu préalablement bien défini. Les guérisons de la fracture du tibia et de l'angine streptococcique sont faciles à déterminer. Pour les maladies chroniques et cycliques comme celles de nos autres exemples, le mot guérison est inadapté ; la médecine, qui essaie alors d'améliorer le "pouvoir être" des patients, parle de rémission, de stabilisation ou de quiescence.
Le modèle biomédical actuel décrit de nouveaux objets-maladie, qui ne sont plus vécus par le patient, ni observés par le clinicien. Il s'agit de "facteurs de risque" ou d'"anomalies" à potentiel pathogène. L'hypercholestérolémie ou le polype du côlon sont de bons exemples de ces nouveaux objets biomédicaux où les termes de guérison et de rémission perdent tout sens, puisqu'ils n'ont aucune correspondance avec le vécu des patients.
MALADIES VÉCUES ET NON VÉCUES
La cancérologie offre une situation nouvelle et insolite dans l'histoire de la médecine et de la terminologie médicale. Le mot guérison y possède une définition très précise pour tous les types de cancers, alors que la majorité des objets-maladie de cette discipline n'en ont toujours pas.
Les "objets" cancers appartiennent aux deux registres. D'une part, des maladies vécues par le patient ou décelées par le clinicien (ganglions, saignements, fatigue, etc.) : ce sont des objets-maladie cliniques. D'autre part, des maladies non vécues, mais découvertes par dépistage : ce sont des objets-maladie biomédicaux.
Le terme de guérison, quant à lui, s'applique sans discernement à ces deux types d'objets. En cancérologie, la guérison correspond à une période de cinq ans sans symptômes cliniques, sans modification de l'imagerie et de la biologie des tumeurs, sans récidive locale ni métastase. Passé ce délai de cinq ans, un cancer est déclaré guéri.
Bien qu'arbitraire dans sa composante temporelle, cette définition serait scientifiquement acceptable si l'objet-maladie avait été préalablement défini avec une rigueur au moins équivalente.
MODÈLE CLINIQUE OU BIOMÉDICAL
Or il n'en est rien. Un cancer est-il une cellule considérée comme "anormale" par l'anatomopathologiste ? Un cancer est-il une tumeur devenue symptomatique pour le patient ou son médecin ? Un cancer est-il un amas cellulaire temporaire à guérison spontanée ? Un cancer est-il une tumeur latente ou dont la progression ne diminue pas la durée totale de vie ? Un cancer est-il une maladie métastatique qui épuise les défenses naturelles du patient et finit par le tuer ? Un cancer est-il une maladie foudroyante qui tue son porteur en quelques mois ?
A ce jour, aucun expert ne peut répondre à ces questions pour aucun cancer ni aucun porteur (même si la génétique de certaines tumeurs commence à proposer de timides pistes pronostiques). Malgré tout, la guérison, telle que définie ci-avant, fait l'objet d'un très large consensus parmi les cancérologues.
L'autre aspect insolite de la cancérologie est ce que nous pourrions appeler "l'équivalence secondaire du vécu". Les patients se vivent cancéreux de la même façon, quel qu'ait pu être le modèle initial de définition de leur objet-maladie : clinique ou biomédical, diagnostiqué ou dépisté. Etrangement, la découverte d'une maladie virtuelle ou potentielle crée une maladie vécue.
AUCUNE SÉLECTION CLINIQUE PRÉALABLE
Avec le dépistage "organisé" qui s'adresse à tous sans sélection clinique préalable (en France : sein et côlon), ces flous terminologiques posent deux nouveaux types de problèmes. Pour la santé publique, il en résulte une augmentation de la morbidité cancérologique vécue. Pour la biomédecine et la recherche fondamentale, le maintien de cette confusion risque d'être, à terme, une source de discréditation et d'entrave.
Avec la généralisation de ce dépistage de masse, de plus en plus de patients sont ainsi déclarés guéris d'une tumeur qui se serait manifestée quinze ans plus tard. Ils seraient donc médicalement "guéris" quinze ans avant d'être "cliniquement" malades et leur maladie clinique serait apparue vingt ans après le diagnostic biomédical. Dans les cas d'une tumeur latente ou à régression spontanée, ils seraient déclarés "guéris" d'une maladie qu'ils n'auraient jamais eue !
La guérison étant ainsi définie, on peut affirmer que 90 % des cancers dépistés très tôt guérissent. Cette formulation n'étant, par convention, ni erronée ni mensongère, peut être répétée sans réévaluation par les spécialistes et les médias. Pourtant, pour une science qui se veut rigoureuse, cette définition et cette formulation ne sont plus acceptables.
La terminologie de la cancérologie doit évoluer pour faire accéder cette discipline au rang de science. Il s'agit d'un impératif d'autant plus catégorique que les cancers sont un fléau de l'humanité.