Thérèse Bertherat : Mon premier livre, en 1976, s’intitulait Le corps a ses raisons, un titre un peu énigmatique aux yeux de mon éditeur. C’était l’époque de l’anti-psychiatrie ; le terme « anti-gymnastique » a alors fusé… Nous l’avons conservé. Aujourd’hui, c’est devenu mon label et cette discipline possède une reconnaissance au niveau européen.
Vous êtes contre les autres gymnastiques ?
Je n’ai guère envie, aujourd’hui, de dénigrer les autres disciplines… Mais, si vous relisez mes ouvrages, vous pourrez y trouver ce que j’en pense. Je considère, à la suite de Françoise Mézières , que les mouvements que l’on pratique en gymnastique classique, comme forcer l’inspiration ou rejeter la colonne en arrière pour « ouvrir » la cage thoracique, ne font qu’aggraver le blocage du diaphragme et la lordose (courbure physiologique de la colonne vertébrale se creusant vers l’avant). Et vous les aggravez encore davantage si vous levez les bras. En ce qui concerne la natation, j’estime l’eau bénéfique, si on l’apprécie. Malheureusement, la brasse, le crawl, le dos crawlé sollicitent le grand dorsal (muscle du dos qui s’attache depuis le haut du bras jusqu’au sacrum) et les muscles spinaux, c’est-à-dire ceux de la colonne vertébrale et de la moelle épinière. Si, avant de réaliser ces mouvements, les muscles ne sont pas assez longs, assez élastiques (comme c’est presque toujours le cas), nager les fait se contracter et se raccourcir davantage. En nageant, vous faites travailler les muscles de derrière, c’est-à-dire ceux qui n’en ont pas besoin, parce qu’ils sont surdéveloppés chez presque tous. Et quand les muscles de derrière sont surdéveloppés, ceux de devant ne peuvent être que sous-développés. En ce qui concerne le yoga, je trouve son apport spirituel magnifique. Mais sur le plan physique, cette méthode engendre des effets « pervers ». La posture en tailleur, par exemple, coince la charnière lombo-sacrée (de la dernière vertèbre jusqu’au sacrum) ainsi que le nerf sciatique. C’est une position anti-physiologique. Je refuse d’attribuer au sport des vertus thérapeutiques qu’il n’a pas. Cependant, si le plaisir est au rendez-vous, c’est une raison suffisante pour en faire.
Quel a été l’apport principal de Françoise Mézières dans votre pratique ?
Elle m’a appris à me servir de mes yeux. À voir un corps vivant en son entier, de la tête aux orteils. Elle m’a appris à comprendre comment le haut et le bas, I’avant et l’arrière, le côté droit et le côté gauche, le dedans et le dehors sont continuellement en interaction. Et surtout elle m’a appris à voir, de mes yeux, cette formidable puissance qui nous manipule tous et que nous portons, secrète, au creux de nos reins, de notre nuque, des cuisses et même sous nos orteils. Je veux parler de cette chaîne de muscles, pratiquement ignorée de tous, qu’elle a appelée la « chaîne musculaire postérieure », et qu’elle avait découverte en 1949. Une puissance occulte et pourtant bien concrète, faite d’une succession de solides muscles, tous solidaires, qui jamais ne lâchent prise, dominent tout le reste de notre musculature et inhibent nos abdominaux, les mouvements de notre diaphragme, notre vie sexuelle… Tous nos mouvements.La plupart des gens croient qu’ils manquent de force. Ils ne savent pas qu’ils sont tassés par leur excès de force. Ils s’acharnent à se muscler, le dos, en particulier. Mais dans le dos qu’y-a-t-il ? La fameuse chaîne, justement trop forte, contractée, déjà trop courte à force de tensions et de torsions…
L’anti-gymnastique n’est pas la méthode Mezières ?
Avant de connaître Françoise Mezières, j’étais mariée à un étudiant en médecine, devenu ensuite psychiatre. Ensemble nous avons vécu plusieurs années dans les internats des hôpitaux psychiatriques, nous avons appris, observé pas mal de choses sur ce qui se passe dans la tête des êtres humains. Après sa mort brutale, obligée de travailler pour élever mes deux jeunes enfants, j’ai passé un diplôme de kinésithérapeute. Mais voilà, je ne pouvais faire semblant d’ignorer ce que je savais, ni ce que j’avais appris au cours des années précédentes. C’est ainsi que j’ai été amenée à tenir compte de ce qui se voit et de ce qui est caché. Du corps et de la tête, en continuelle interaction eux aussi et formant en chaque être un tout indissoluble jusqu’au dernier souffle.
Comment se déroule une séance d’anti-gymnastique ?
Cela commence par un « affrontement ». Pendant un temps bref, mais intense, vous êtes placé dans une situation physique précise, rigoureuse, exigeante, et telle que vous ne pouvez plus ignorer les tensions et les blocages que vous étiez condamné à ignorer. Je dis condamné car tout notre système nerveux s’efforce de faire « comme si ». Il a mille ruses pour nous faire marcher, même si nous n’en avons pas les moyens. Il ne nous fait pas marcher droit. Il nous fait même marcher tordu, avec une série sans fin de déformations et de compensations, une épaule qui relève, une jambe de travers, des orteils bossus… Mais ça fonctionne vaille que vaille.Ensuite, on parle. Mon travail est un travail de groupe. Le praticien s’adresse à chacun et recueille ce que j’appelle les « chardons ». Pourquoi telle position, simple en apparence, était-elle si difficile à tenir ? Neuf fois sur dix les gens répondent « parce que je suis trop faible, parce que je n’ai pas de muscles… ». Au praticien d’amener à faire comprendre la réalité musculaire de chacun, qui est tout autre. À lui de transformer ensuite les « chardons » en « roses ».Une connaissance intellectuelle de la réalité de notre organisation musculaire ne suffit pas. Le corps, les muscles, les nerfs ont besoin de palper du concret, d’expérimenter, d’oser. Je me sers souvent de « contacts », j’utilise des balles remplies de millet ou de son, par exemple, ou des petites balles dures en liège, que l’on place aux points clefs des tensions. Elles aident à percevoir, à ressentir. Elles aident aussi à reprendre confiance en soi. Le plaisir est si grand de voir ces corps craintifs s’étendre enfin, se poser, se dénouer ! Et parfois ces êtres capables de mieux comprendre leur propre histoire, les pièges où ils s’étaient enfermés, l’origine de leurs élans brisés.
Quelle est votre position par rapport à la respiration ?
La respiration est une fonction biologique comme une autre. Vous n’apprenez pas à faire circuler votre sang ou pousser vos cheveux. Il est inutile d’apprendre à respirer. Il faut juste libérer les muscles qui entravent la respiration. Il vaut mieux dénouer les muscles des mâchoires, relâcher la langue, dénouer les muscles du cou, et ceux des reins, voisins et solidaires du diaphragme, que de s’acharner à faire des mouvements de respiration, inutiles et parfois dangereux.
Quelles sont les qualités requises pour être un bon praticien d’anti-gymnastique ?
D’abord, la patience. Ensuite, la patience. Et pour finir, la patience. Le corps-esprit est un tout qui facilement s’effarouche. Il a eu déjà tellement de mauvaises expériences depuis le jour de sa naissance. Il faut écouter. Le praticien n’est pas constamment obligé de donner son avis. Seulement savoir écouter. Et savoir se servir des mots. Les mots ont une puissance redoutable. Ils peuvent faire mal, ils peuvent guérir. Malheureusement les « professionnels du corps » n’ont pas toujours le bon usage de la parole…
Quels sont les avantages de l’anti-gymnastique par rapport aux disciplines plus conventionnelles ?
Franchement, je crois que celui qui exerce son métier, quel qu’il soit, avec honnêteté, intelligence, avec passion, a de bons résultats. Bien souvent, ce n’est pas la discipline exercée qui est en cause, mais la qualité de celui qui exerce…L’anti-gymnastique est différente en ce qu’avant tout elle donne une information neuve, originale sur l’organisation corporelle.
Source : limpatient.wordpress.com